Métamorphoses

Texte édité par Désiré Nisard (1850)

La Thessalie entière n’avait pas de beauté qui effaçât celle de Coronis, née à Larisse. Elle te plut, dieu de Delphes, du moins tant qu’elle fut chaste, ou que tu ne connus pas ses infidélités ; mais elles n’échappèrent pas à l’oiseau de Phébus. Inexorable révélateur d’un coupable mystère, il allait le dévoiler à son maître ; l’indiscrète corneille le suit à tire-d’aile, emportée par le désir de tout savoir. Instruite du sujet de son voyage :

[551] « Tu ne prends pas le bon chemin, dit-elle ; garde-toi bien de mépriser les prédictions de ma langue. Considère ce que je fus et ce que je suis ; en apprenant ma faute, tu verras que c’est ma fidélité qui m’a perdue. Jadis Pallas avait renfermé dans une corbeille tissue avec l’osier de l’Attique, Érichthon, cet enfant né sans mère, et l’avait confié aux trois filles du double Cécrops, en leur défendant de jamais pénétrer ce mystère. Cachée sous le léger feuillage d’un ormeau touffu, j’épiais leurs actions ; deux d’entre elles respectent le dépôt confié à leurs soins : c’étaient Pandrose et Hersé ; mais Aglaure raille la timide obéissance de ses sœurs, et sa main détache les nœuds de la corbeille. Elle l’ouvre, et leur fait voir un enfant et un serpent couché près de lui. Je rapporte à la déesse ce que j’avais vu, et pour prix de mon zèle je suis, dit-on, chassé de la présence tutélaire de Minerve, et relégué à la suite de l’oiseau des ténèbres. Mon châtiment doit apprendre aux oiseaux à ne pas se compromettre par une langue indiscrète. C’est, sans l’avoir recherchée ni poursuivie de mes prières, que j’avais obtenu la faveur de Pallas ; tu peux l’interroger elle-même ; malgré son courroux, elle ne saurait me démentir.

[569] Coronée, célèbre dans Phocide (ma naissance est connue), me donna le jour. Issue de sang royal, de riches prétendants briguèrent ma main : garde-toi de me mépriser. Ma beauté fit mon malheur. Errante un jour sur le rivage de la mer, comme c’est encore ma coutume, j’imprimais, à la surface du sable, la trace de mes pas ; le dieu des flots me voit, s’enflamme ; et comme il perdait à m’implorer et son temps et ses douces paroles, il a recours à la violence et me poursuit. Je fuyais, abandonnant le terrain solide, et m’épuisais en vain à courir sur des sables mouvants. J’invoquais les dieux et les hommes ; aucun mortel ne fut sensible à ma voix ; mais j’étais vierge : une vierge eut pitié de moi, et vint à mon secours. J’élevais mes bras au ciel, et mes bras commençaient à se couvrir d’un noir duvet. Je voulais rejeter ma robe loin de mes épaules ; mais elle était changée en plumes qui avaient jeté sous ma peau des racines profondes. Je voulais, de mes deux mains, frapper mon sein découvert, mais déjà je n’avais plus de mains et mon sein n’était plus découvert. Je courais, et le sable ne ralentissait plus mes pas comme auparavant. J’étais portée à la surface de la terre ; bientôt mon essor m’élève dans les airs, et je deviens la compagne irréprochable de Minerve. Mais qu’importe cette faveur, si, changée en oiseau pour un crime horrible, Nyctimène me l’enlève et succède à mes honneurs ?

Eh quoi ! l’attentat dont Lesbos entière retentit vous est-il inconnu ? Ignorez-vous qu’elle a souillé la couche de son père ? Elle est oiseau à présent ; mais la conscience de sa faute lui fait fuir les regards des hommes et la clarté du jour ; elle cache sa honte dans les ténèbres, et, partout poursuivie, elle est bannie des plaines de l’air ».

[596] Elle dit. « Puissent tes sinistres paroles, lui répond le corbeau, n’être funestes qu’à toi seule ! Pour moi, je méprise tes vains présages ». Il poursuit en effet son chemin, et court raconter à son maître qu’il a vu Coronis dans les bras d’un jeune Thessalien. À la nouvelle de ce crime, l’amant de Coronis laisse tomber sa couronne de laurier ; en même temps son visage s’altère ; le luth s’échappe de ses mains, il pâlit ; le courroux bouillonne dans son âme. Il saisit ses armes fidèles, tend son arc recourbé, et ce cœur qu’il pressa tant de fois contre le sien est percé d’un trait inévitable. Coronis blessée jette un cri plaintif, retire le fer de sa blessure, et des flots de sang rougissent ses membres d’albâtre. Elle s’écrie : « Je devais expier ma faute, ô Phébus ! mais non avant d’être mère : mon trépas fait aujourd’hui deux victimes ». À ces mots, sa vie s’écoula avec son sang, et le froid de la mort s’empara de son corps inanimé.

[612] Un repentir, hélas ! tardif reproche à son amant sa cruelle vengeance ; il se maudit lui-même d’avoir prêté l’oreille au corbeau, d’avoir cédé aux transports de sa fureur ; il maudit l’oiseau qui lui a révélé le crime et armé son ressentiment ; il maudit la corde de son arc, son arc lui-même et sa main, et avec elle les traits qu’elle a témérairement lancés. Il relève Coronis, la réchauffe entre ses bras, et par des secours tardifs s’efforce de vaincre les destins : il épuise en vain les secrets de son art salutaire.

Inutiles efforts ! il voit s’apprêter le bûcher dont les flammes vont dévorer les restes de son amante. Alors des gémissements (car les larmes ne peuvent baigner le visage des immortels) s’exhalent du fond de son cœur : ainsi gémit une génisse quand elle voit balancer en l’air la massue qui brise d’un coup retentissant la tête de son jeune nourrisson. Après avoir répandu sur le sein de Coronis des parfums qui ne sauraient plaire à son ombre, après lui avoir donné ses derniers embrassements, et payé à son injuste trépas un juste tribut de douleurs, Apollon ne peut souffrir que le même bûcher réduise en cendres les fruits de ses amours. Il le retire des flammes et du sein de sa mère ; et, après l’avoir porté dans l’antre du centaure Chiron, il punit le corbeau qui attendait la récompense de son fidèle récit, en lui ôtant le droit de paraître parmi les oiseaux à blanc plumage.

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